Les « salauds » et les « vraies féministes »

Publié le par Nadia Geerts

Ces derniers jours se sont succédé deux cartes blanches dans Le Soir : celle d’Aurore Van Opstal d’abord (1), celle d’Irène Kaufer ensuite (2), toutes deux militantes féministes. Avec en toile de fond deux approches fondamentalement irréconciliables, qui me semblent traverser l’ensemble du féminisme aujourd’hui.

 

Je reprendrai en guise de support d’analyse deux des thématiques abordées par les auteurs – ou devrais-je écrire « autrices ? -, à savoir le voile et la prostitution.

Dans chacun des deux cas, le leitmotiv d’Irène Kaufer est de ne pas décider à la place des femmes ce qui est bon pour elles. Il s’agit, selon ses mots, de « prendre au sérieux la parole des femmes » et de leur laisser « trouver leur propre voie vers l’émancipation ».

En face, l’argumentaire d’Aurore Van Opstal se fonde sur l’idée que le voile et la prostitution sont des indices, voire des instruments, du pouvoir politique exercé par le système patriarcal sur les femmes. Dans cette optique, le voile et la prostitution sont fondamentalement, par essence, contraires à l’idée même de féminisme, en ce qu’ils font du corps des femmes un objet sexuel.

La question soulevée par cet échange me semble essentielle : s’agit-il, lorsqu’on est féministe, de défendre les femmes, ou de défendre des principes d’égalité entre les hommes et les femmes ? Et que faire lorsque, inévitablement, il faut choisir ?

Faire de la prostitution un métier comme les autres, c’est banaliser le commerce du sexe, qui est ultra-majoritairement le commerce du sexe féminin. C’est accepter l’idée qu’on puisse acheter un service sexuel comme on achète un vêtement, une coupe de cheveux ou un cours de piano.

Autoriser le voile ou l’un de ses dérivés dans divers secteurs – école, emploi, piscines, … - c’est banaliser une vision du corps féminin comme étant à cacher, la pudeur étant la condition de la respectabilité.

A cela s’ajoute, s’agissant spécifiquement du voile, un refus de penser ce dernier comme un emblème politique. À lire Irène Kaufer, les femmes voilées ne peuvent être que des femmes qui se débrouillent comme elles peuvent avec « leur » patriarcat, et construisent leurs propres stratégies d’émancipation. Pas un seul instant n’est remise en question l’idée que ces « féministes musulmanes » soient féministes, puisqu’elles le disent !

Or, comme le rappelle Aurore Van Opstal, il existe bel et bien des pseudo-féministes, qui jouent le jeu du patriarcat. Toutes les femmes ne rêvent pas d’émancipation et d’égalité. L’islam politique, en particulier, se construit sur l’idée que les femmes ont un rôle spécifique à jouer dans la société, et que ce rôle n’est pas et n’a pas à être identique à celui joué par les hommes. Et il se trouve des femmes pour défendre et propager cette vision, exactement comme on trouve des femmes dans les manifestations contre l’avortement ou comme certaines défendaient naguère une vision conservatrice de la famille.

La question revient donc : est-ce que le féminisme, c'est aider les femmes ? Toujours, quels que soient leurs choix ? Pour ma part, je considère que c'est bien plutôt défendre un principe d'égalité entre les hommes et les femmes, et ce parfois contre des femmes qui le mettent à mal. 

Le féminisme s'est toujours battu contre certaines femmes : celles qui voulaient rester à la maison, s'occuper de leur marmaille et servir leur mari quand il rentrait, et perpétuaient ainsi une vision réductrice et enfermante de la femme; celles qui s'opposaient au droit à la contraception ou à l'avortement; celles qui, aujourd'hui encore, excisent les gamines; ... Pourquoi, soudain, devrait-on être l'alliée de femmes qui, clairement, défendent un projet politique ou une vision du monde qui va vers MOINS d'égalité entre hommes et femmes ? 

Car enfin il y a un élément que, du côté des défenseurs du libre choix individuel, on oublie curieusement toujours, et qui pourrait se résumer par ce fameux slogan « Tout est politique » : il est singulièrement naïf en effet de considérer que nos choix individuels ne concernent que nous, et sont dépourvus du moindre impact sur la société dans laquelle nous nous mouvons. Et il est très curieux d’ailleurs que ce féminisme généralement situé très à gauche de l’échiquier politique prenne aujourd’hui la forme d’une défense effrénée de l’individu.

Comment ne pas voir pourtant qu’une société qui accepte la prostitution, qui l’encadre, la légalise, la favorise, est une société qui admet que le corps des femmes soit mis à disposition des hommes contre paiement, dans une relation foncièrement inégalitaire où l’une s’offre sans désir et où l’autre consomme selon son bon plaisir ?

Comment ne pas voir que plus il y aura de femmes voilées dans les rues, plus il sera difficile de ne pas l’être, parce que non, ce n’est pas un choix vestimentaire personnel et anodin : c’est un symbole à la fois religieux et politique, qui définit la pudeur et l’impudeur et qui exprime donc l’acceptation de la responsabilité de la femme dans la manière dont les hommes la traitent.

Qu’est-ce qui empêche certaines féministes aujourd’hui de considérer les femmes voilées comme l’équivalent des dames patronnesses d’antan : certes sympathiques parfois, certes ayant dans certains cas une histoire singulière qui ne leur permet pas de se libérer du joug de la religion aussi rapidement que d’autres, mais dangereuses dans d'autre cas, car ne se positionnant plus en victimes, mais en actrices de la perpétuation d’un système de domination masculine auquel elles adhèrent ?

Mon féminisme ne s’accommode pas du soutien à des femmes qui expriment, de quelque manière que ce soit, leur adhésion à un système patriarcal. C’est aussi simple que ça. Cela ne signifie évidemment pas que je sois, quant à moi, totalement vaccinée contre les reliquats de ce système. Mais le minimum me paraît de les identifier et de les reconnaître comme tels, au lieu de travestir le réel pour faire d’un symbole d’oppression l’étendard d’une prétendue liberté.

(1) https://plus.lesoir.be/228505/article/2019-06-03/stop-aux-salauds-et-aux-pseudo-feministes
(2) https://plus.lesoir.be/228688/article/2019-06-04/carte-blanche-pourquoi-jassume-completement-mon-pseudo-feminisme?referer=/archives/recherche%3Fdatefilter%3Dlastyear%26sort%3Ddate%2520desc%26word%3DKaufer%22

 

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Publié dans Féminisme

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