Hommage aux réacs

Publié le par Nadia Geerts

 J’ai cru m’étrangler en découvrant hier soir un communiqué émanant de l’union syndicale étudiante et du Cercle féministe de l’ULB, et relatif à l’organisation par le CAL et l’ULB d’une conférence intitulée « Charlie Hebdo : 5 ans après » sur le thème « La liberté d’expression, c’est fini ? ». Le titre de ce communiqué ? « les réactionnaires de Charlie Hebdo invités en grande pompe à l’ULB ». 

 

D’entrée de jeu, le texte semble ironiser sur le fait qu’il faille s’inscrire à cette rencontre, sans dire un seul mot des raisons pour lesquelles une protection est jugée nécessaire par les organisateurs. Au contraire, une petite phrase dénonce « les dominations bourgeoise, blanche et cis-hétéro-patriarcale » que nos héros de l’ULB ont manifestement décidé de combattre valeureusement contre ceux qui « ont l’habitude de voir leur parole incontestée ».

Pointons d’abord l’indécence qu’il y a à feindre d’oublier ce qui, dans l’histoire récente, fait qu’une conférence sur un thème comme celui-là doit être protégée : de l’odieux chahut orchestré contre Caroline Fourest – venue, comble de l’ironie, parler de l’extrême-droite française… - en février 2012 à l’attentat du 7 janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo qui fit 12 morts. Passons sur le fait que pour des gens qui « ont l’habitude de voir leur parole incontestée », Charlie Hebdo avait dû essuyer en 2015 pas moins de 22 procès…

 

Mais le communiqué ne s’arrête pas là, non. Leur argument central, à défaut de pouvoir le qualifier de « majeur » est que Charlie Hebdo serait l’incarnation d’une parole réactionnaire. À l’appui de cette accusation, un récent éditorial de Riss, directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, dans lequel il écrit :

« Hier, on disait merde à Dieu, à ­l’armée, à l’Église, à l’État. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école quand au fond de la classe on ne les écoute pas »

Riss poursuivant d’ailleurs ainsi (mais les âmes sensibles auteures du communiqué n’ont sans doute pas voulu reproduire de telles horreurs) : « et qu’on prononce des gros mots : 'couille molle, enculé, pédé, connasse, poufiasse, salope, trou du cul, pine d’huître, sac à foutre.' ».

Un autre texte est également cité à charge, émanant du rédacteur en chef G. Biard dénonçant une censure moderne exercée par des « groupuscules refusant le débat, le discours est piégé dès le départ. Et c’est au nom d’idéaux que l’on ne peut que défendre – l’antiracisme, le féminisme, les droits individuels –, qu’ils exigent que l’on abandonne tout universalisme. »

 

Assez curieusement, ces deux passages semblent faire de l’équipe actuelle de Charlie Hebdo d’épouvantables réacs. Et nos valeureux combattant du libre examen de se lancer dans une défense éperdue des « miliant-e-s queer, féministes, antiracistes, des personnes membres de différentes minorités politiques, qui peuvent enfin s’exprimer dans certains médias » alors que leur lot est encore le plus souvent de subir « de nombreuses discriminations et inégalités ». Le tout avec la complicité de Charlie Hebdo, vous l’aurez compris.

Il faut vraiment n’avoir jamais ouvert un exemplaire de Charlie – ou être dépourvu du moindre accès au second degré, ce qui, chez des étudiants à l’université, serait inquiétant – pour voir dans ce journal satirique un outil de reproduction des inégalités et des discriminations sociales. Tout au contraire les puissants en prennent-ils régulièrement pour leur grade. Puissants au nombre desquels il faut bien compter la religion, et c’est sans doute là, comme souvent, que le bât blesse. Car la fin du communiqué est à cet égard limpide :

« Charlie Hebdo se place donc en opposition à celleux qui défendent une politique intersectionnelle et remettent en question les privilèges blancs, homme, cis, hétéro, bourgeois, etc. Ainsi, Charlie Hebdo a rejoint depuis longtemps les rangs des réactionnaires de tout poil dans leur dénonciation des « nouveaux censeurs ». Ce sont les mêmes qui défendent une "laïcité" à la française, islamophobe, méprisante du droit de chacun·e à disposer de son corps. Charlie Hebdo participe ainsi à la censure des minorités en les empêchant d’élever leurs voix. Alors si c'est ça "être Charlie", en 2020, nous ne le sommes clairement pas ! L'ULB se rend honteusement complice de ces réactionnaires ." »

 

Alors de deux chose l’une : soit nos « braves » étudiants n’ont absolument rien compris à ce qu’est Charlie, soit ils pointent en réalité l’unique grand tort de Charlie à leurs yeux, et ils sont tout simplement pathétiques. Car ce grand tort, c’est d’être pour la plupart blancs, hommes, cisgenres, hétérosexuels, mais surtout universalistes. C’est de refuser le fractionnement de la société en communautés identifiables comme victimes ou coupables en fonction de leur apparence seule – bon, je leur accorde que ça rend le monde plus simple à comprendre… - c’est-à-dire au fond de dimensions de leur personne qu’ils n’ont pas choisies et ne disent en réalité rien de ce qu’ils sont, profondément. Et réduire les gens à leur couleur de peau, à leur sexe, à leur religion, à leur orientation sexuelle ou à quoi que ce soit de ce genre, ça n’a jamais rien donné de bon, au contraire. 

 

La vérité est plus complexe, ne leur en déplaise. Les salauds ne sont pas toujours blancs, ni mâles, ni bourgeois, ni rien de ce genre. Et nous devons beaucoup, dans nos démocraties modernes - qui, malgré leurs défauts, sont moins racistes, moins sexistes, moins homophobes et, pour leur dire en un mot, plus ouvertes à la diversité que beaucoup d’autres - à des hommes cisgenres blancs et hétérosexuels.

Merci à Erasme, Pic de la Mirandole, Léonard de Vinci, Voltaire, Rousseau, Locke, Kant, Montesquieu, Condorcet, Diderot, Hume, Stuart Mill et tant d’autres.

Quant à moi, je retourne lire Riss et son bouleversant « Une minute quarante-neuf ».

 

P.S. Cette chronique est la reprise de ma chronique matinale dans l'émission Parti Pris de ce 13 février, récoltable ici : https://www.rtbf.be/auvio/detail_le-parti-pris?id=2600442 (à partir de 13'30" pour ce sujet précis)

 

 

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