Lettre ouverte à une jeune inconnue

Publié le par Nadia Geerts

J’ai visionné hier la vidéo (http://sidimedia.blip.tv/) du débat qui a eu lieu à l’ULB le 20 septembre dernier sur le thème de la liberté d’expression, sous le titre « Est-il permis de débattre avec Dieudonné ? ». Un « débat » affligeant et inquiétant, qui a dévié rapidement sur la critique d’Israël, comme si le conflit israélo-palestinien était le seul, ou même l’un des exemples les plus judicieux censés illustrer la problématique de la liberté d’expression.

Mais j’ai envie de revenir sur ce débat par le biais d’une interpellation venue de la salle, à la fin de la soirée. Une jeune fille voilée à pris la parole pour poser cette question : « Pourquoi attaquer l’islam, c’est gratos, et attaquer les Juifs c’est payant ? ».

Passons sur la formulation approximative de la question, qui laisse supposer que finalement, attaquer les Juifs ou l’islam, c’est pareil. Je pense en effet que ce que cette jeune femme a voulu dire, c’est en réalité qu’on pouvait impunément s’en prendre à l’islam, tandis qu’il était interdit de s’en prendre aux Juifs. Et c’est sur cette question que je voudrais revenir, tant elle me paraît à la fois sincère et terriblement révélatrice d’une confusion conceptuelle qui fait le lit de l’antisémitisme et de la haine qui se sont déversés ce soir-là à l’université du libre examen.

 

Je voudrais commencer par vous dire, Madame, que vous avez à la fois raison et tort. Raison parce qu’en effet, attaquer l’islam est autorisé, alors qu’attaquer les Juifs ne l’est pas. Tort parce que cela ne révèle en rien une différence de traitement entre les Juifs et les musulmans, mais au contraire d’une compréhension très saine de la liberté d’expression, qui était, rappelons-le, le thème de la conférence-débat de ce soir-là.

Attaquer l’islam, c’est attaquer une idée, un texte, une religion. Or, en démocratie, comme cela a été martelé par plusieurs intervenants ce soir-là, la critique des idées est légitime. La liberté d’expression implique le droit de dire des choses que l’autre n’a pas envie d’entendre. Par exemple que l’on trouve sa religion absurde, fausse, ridicule, dangereuse. Bien sûr, on peut se demander s’il est bien utile, voire élégant, de le faire. Mais la loi n’a pas pour fonction de sanctionner le manque d’élégance ou de courtoisie, et c’est heureux. J’ajoute qu’il est tout aussi légitime de critiquer la religion juive, le christianisme, le bouddhisme ou l’athéisme, que de critiquer l’islam.

Attaquer les Juifs, en revanche, c’est attaquer des personnes. Et l’histoire nous apprend, qui plus est, que le nazisme a été le point d’orgue de l’attaque contre des personnes non seulement pour ce qu’elles pensent, mais plus encore pour ce qu’elles sont. Manifestement, vous ignorez qu’être Juif, depuis la seconde guerre mondiale, cela ne signifie pas nécessairement être adepte du judaïsme. C’est une subtilité qu’il est pourtant essentiel de comprendre pour tenter de répondre à votre question.

Lorsqu’Hitler a commencé à persécuter les Juifs, il se souciait comme d’une guigne de leurs croyances, de leur religion, de leur pratique. Pour lui, on était Juif par le sang, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, quoi qu’on pense. Beaucoup de Juifs ont ainsi appris par les nazis qu’ils étaient Juifs, alors qu’eux se sentaient simplement Allemands, ne pratiquaient pas et ne croyaient même pas en un quelconque dieu. Lorsqu’on était étiqueté comme juif, dans l’Allemagne nazie, il n’y avait aucun moyen de se racheter : on était marqué d’une tare indélébile, on appartenait à une « race » inférieure, méprisable, dont il fallait débarrasser la terre.

C’est cela, aujourd’hui, que nous désignons par le terme « antisémitisme » : c’est le fait d’attribuer aux Juifs, par le simple fait qu’ils sont Juifs, une série de caractéristiques intrinsèques. C’est l’exact équivalent d'autres formes de racismes, lequel consiste à considérer que telle ou telle « race » humaine est par nature dotée de tel ou tel trait de caractère.

 

Revenons maintenant à l’islam. Vous voulez sans doute dire, lorsque vous dites qu’attaquer l’islam, c’est « gratos », qu’on peut impunément s’en prendre aux musulmans. Et j’imagine que vous pensez à tous ces débats actuels dans lesquels l’islam est effectivement visé, qu’il s’agisse du port du voile, de la viande halal, du terrorisme islamique, des caricatures de Mahomet et j’en passe.

 

Soit. Je peux comprendre que vous ayez le sentiment que c’est toujours sur les mêmes qu’on tire. Mais de votre coté, reconnaissez que l’islam pose aux sociétés occidentales des problèmes nouveaux (ou parfois anciens, mais qui avaient pu être réglés ces dernières décennies, en assignant à la doctrine catholique une place bien délimitée, dans la sphère privée) dont, avec la meilleure volonté du monde, on aurait du mal à trouver l’équivalent dans les revendications actuelles d’autres religions en Occident : ce ne sont pas les Juifs ultra-orthodoxes qui revendiquent le droit de porter kippa et papillotes dans l’enseignement officiel et d’y voir respectés leurs prescrits religieux, qu’ils soient alimentaires ou relatifs à la séparation des sexes. Ce ne sont pas des bouddhistes qui ont commis au nom de leur Dieu les attentats de New-York, de Londres, de Madrid ou de Mumbaï. Ce ne sont pas des catholiques qui ont commis des attentats sur des ambassades et menacé de mort un dessinateur qui aurait commis l’erreur de caricaturer Jésus ou le pape.

J’admets volontiers qu’en l’occurrence, il faut se garder de toute généralisation : ce ne sont pas les musulmans qui sont responsables de ces faits, mais certains d’entre eux. Et porter un voile n’a évidemment pas la même portée, en termes de menace sociale, que poser une bombe dans un métro.

Il n’empêche que l’islam nous interroge. Et que prétendre que s’il le fait, c’est uniquement parce que nous serions racistes, c’est confondre la critique légitime d’une idée avec l’hostilité avec des individus.

 

Alors bien sûr, il y a des racistes. Il y a des gens qui, sitôt que vous avez une tête d’Arabe, vous supposent musulman, donc forcément intégriste, partisan de la lapidation, de la polygamie et du crime d’honneur. Ces gens-là sont des imbéciles, tout autant que ceux qui, sitôt que vous portez un nom juif, vous soupçonnent d’être riche, fourbe et de tirer les ficelles du monde – un discours qu’on trouve notamment chez Dieudonné…

Mais j’ai beau chercher, je ne vois aucun projet politique d’envergure qui vise à marquer les musulmans d’un signe distinctif – comme l’étoile jaune des Juifs – sauf peut-être, suprême ironie, chez certains musulmans eux-mêmes qui tiennent à marquer leur femmes du voile… Je ne vois aucun projet politique d’envergure qui vise à les enfermer dans des ghettos, à leur interdire l’accès à certains emplois, à réquisitionner leurs logements pour les attribuer à des non-musulmans, à les déporter dans des camps et à les y exterminer.

Alors soyez rassurée, Madame : si l’antisémitisme nous est particulièrement insupportable, à nous démocrates, ce n’est pas parce que les individus concernés sont Juifs. Auraient-ils été, seraient-ils Arabes, Noirs, Chinois ou Pakistanais, que ce serait pareil : parce qu’aujourd’hui, lorsque je pense au nazisme, je pense à ce que des humains ont été capables de faire à d’autres humains. Parce qu’ils étaient Juifs, mais aussi parce qu’ils étaient homosexuels, témoins de Jéhovah ou communistes.

 

Un dernier mot pour conclure : vous étiez peut-être de ceux qui ont applaudi lorsque Souhail Chichah a glissé qu’il ne se prononcerait pas sur le négationnisme puisque c’était interdit. Une petite phrase qui a certainement conforté une partie de l’assistance, manifestement antisioniste à tout le moins, dans l’idée que décidément, dans cette société, tout ce qui concerne les Juifs est sacré.

Mais Monsieur Chichah a menti. On a parfaitement le droit de parler du négationnisme. On a parfaitement le droit de considérer que la loi (http://www.resistances.be/negat02.html) qui interdit de nier ou de minimiser grossièrement le génocide commis par les nazis durant la seconde guerre mondiale devrait être abrogée. Et il y a d’ailleurs des intellectuels non suspects de négationnisme pour soutenir cette idée.

Mais à votre tour, je vous demande de remplacer « Juifs » par « musulmans ». Imaginez que demain, un parti d’extrême droite arrive au pouvoir et mette en place une politique d’extermination des musulmans ou supposés tels. Imaginez que des millions de musulmans d’Occident soient déportés et exterminés. Et imaginez que soixante ans plus tard, certains prétendent que cela n’a jamais existé, ou qu’il y a certes quelques musulmans qui sont morts, mais que c’était de maladie, parce qu’à l’époque les conditions sanitaires n’étaient pas terribles, n’est-ce pas. Imaginez que vous soyez à ce moment-là une vieille dame. Que vous ayez perdu plusieurs membres de votre famille par la faute de cette barbarie. Et qu’en plus, vous deviez subir les discours arrogants de ceux qui vous disent, en vous regardant dans le blanc des yeux, que vous mentez.

C’est en ces termes que se pose la question du négationnisme aujourd’hui : car si prétendre que la terre est plate se limite à vous faire passer pour un être peu instruit, prétendre que le génocide n’a pas existé blesse des gens, non pas dans leurs convictions, mais dans leur réalité, dans leur histoire familiale.

À nouveau, nous revenons à la différence entre libre critique des idées et attaque envers les personnes. Je reconnais qu’elle n’est pas toujours aisée. J’espère sincèrement que vos études au sein de l’université du libre examen vous aideront à clarifier cette distinction. Pour le plus grand bien de la démocratie et de la liberté d’expression.

 

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