Charlie, le beurre et l’argent du beurre
5 ans. 5 ans déjà que quelque chose a basculé. 5 ans qu’on réapprend à vivre avec l’idée qu’on peut mourir pour des idées. Et pas que de mort lente. Et pas que très loin d’ici, dans des dictatures ou des théocraties.
Et aujourd’hui comme hier, comme il y a cinq ans, des belles âmes viennent nous expliquer que bien sûr, c’est terrible. Que bien sûr, ils condamnent. Que oui, d’une certaine manière, ils sont et resteront toujours Charlie.
Mais que quand même.
Quand même, c’est pas bien de se moquer.
Quand même, on ne peut pas rire de choses qui peuvent blesser la sensibilité de quelqu’un, quelque part. Surtout si cette personne appartient à une minorité.
Parce que minorité, ça rime avec opprimé, avec stigmatisé, avec colonisé même, peut-être.
Alors oui, on peut rire. Évidemment. Mais il faut rire « avec », pas « de ». Jamais « de ». Sauf évidemment des vilains-méchants-dominants – vous avez remarqué : méchant, ça rime avec dominant, la langue est bien faite tout de même.
Et moi, j’ai envie de hurler.
Parce que la vérité, c’est que vous êtes incapables de choisir. On vous a gravé dans les neurones deux trucs foncièrement incompatibles. Petit a) : la liberté d’expression, c’est sacré. Petit b) : c’est pas bien de se moquer, surtout des faibles.
Et vous tortillez du cul, depuis cinq ans, parce que là, vous sentez bien qu’il faut choisir.
Ben oui, c’est comme ça, l’humour, c’est rarement drôle pour tout le monde. Vous trouverez toujours quelqu’un que votre blague ne fera pas rire, et pire : qui se sentira blessé dans sa sensibilité. Parce que votre trait d’esprit sur les cocus tombe vraiment mal, pour lui qui vient d’apprendre que sa femme le trompait. Parce que votre blague sur ce croque-mort qui…, c’était vraiment pas le moment, pour elle qui vient de perdre sa maman. Parce que cette blague sur les handicapés, c’était marrant tant qu’il n’y avait pas un handicapé dans la salle, mais là, franchement, ça ne va plus.
Parce que le monde est plein de gens qui sont sujets de blagues pour d’autres, c’est comme ça. Les Belges pour les Français, les Suisses pour les Belges, les femmes pour les hommes, les cons pour les pas toujours tellement moins cons, les mal fichus pour les à peine un peu mieux fichus, et encore.
Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est précisément ça, la fonction de l’humour : rire de ce qu’on n’est pas, pas encore, enfin on l’espère. Rire de ce qui nous fait peur, rire pour mettre à distance, rire pour ne pas pleurer.
Alors c’est vrai, tout le monde n’en est pas capable. Personne n’en est même capable tout le temps. Et moi-même, figurez-vous qu’il y a des trucs que je ne trouve franchement pas drôles du tout. Mais ne pas rire toujours, c’est le prix à payer si on veut pouvoir continuer à rire, toujours. Vous comprenez ça ?
Alors allez-y, racontez vos blagues débiles, lourdingues, salaces, graveleuses, racistes, sexistes, antireligieuses, irrespectueuses de telle ou telle sensibilité.
Parce que si vous cessez, si vous vous censurez, c’est la dictature du ressenti qui aura gagné. Nous vivrons dans une société où l’on n’admet plus d’être choqué, bousculé, ébranlé. Où il suffit de dire « Comment pouvez-vous rire de ce qui moi, me heurte dans ma sensibilité ? » pour que tous se taisent, confus, gênés, honteux.
Je ne veux pas de ce monde-là.
Je veux pouvoir rire, et ne pas rire, et ne pas rire du tout. De vous, d’eux, de moi.
Je suis, je reste Charlie.