La nouvelle novlangue ou Du genre des personnes racisées en situation de handicap

Publié le par Nadia Geerts

Cette chronique a initialement été publiée dans La Libre du 3 juin 2022, sous le titre "Comment faut-il nommer les gens pour respecter la nouvelle novlangue ?"

Ça a commencé avec les techniciennes de surface, les sans domicile fixe, les travailleuses du sexe et les gens du voyage. Ça a continué comme une blague, avec les personnes à la verticalité contrariée et les malcomprenants. Et voilà que fleurissent d’autres termes relevant de la même inquiétante logique vertueuse.

 

Le constat de départ est le suivant : on ne saurait réduire un individu, quel qu’il soit, à une quelconque de ses caractéristiques. On ne parlera donc plus de « handicapés », car ce serait oublier qu’il s’agit avant tout de personnes comme vous et moi, dont le handicap n’est qu’une des composantes, à laquelle il convient de ne pas accorder une place excessive. Parler de « personnes ayant un handicap », continue à faire reposer le handicap sur la personne seule, alors qu’en réalité, la société est co-responsable du handicap. Préférons donc « en situation de ».

 

Mais attention : la situation en question n’a pas d’existence objective ; elle est le résultat du regard de l’autre, et plus précisément des autres, de « la Société », des « dominants » qui établissent, imposent et perpétuent la norme. De même qu’Untel peut donc être en « situation de handicap » dans une société pensée par et pour les valides, Unetelle sera « racisée » par notre société de « Blancs », où toute personne non-blanche se voit assigner une « race » par les dominants, et ce sur base de critères subjectifs. L’intention est louable : dès lors qu’on nous serine depuis des décennies que les races humaines n’existent pas, comment rendre compte du fait que, malgré tout, certains d’entre nous véhiculent envers certaines « minorités visibles » des préjugés qui les ramènent à leur soi-disant identité ethnique ? Le terme « racisé » entend répondre à cette difficulté, en suggérant que l’on ne prend conscience de sa couleur de peau ou de son origine ethnique que dès lors qu’elle cesse d’être une caractéristique majoritaire. Ainsi, un Noir ne se sent noir que dans un monde où les Blancs sont majoritaires, de même qu’un Blanc ne prendra conscience de sa « blanchité » que lors d’un séjour en Afrique « noire ». Il s’agit donc de rendre compte d’un vécu : celui d’une minorité, qui se découvre Autre dans les yeux des autres.

Pour autant, le terme « racisé » comporte une forte charge accusatrice : pas de racisé sans racisant, en effet, ce dernier étant celui qui m’assigne une « race »,  m’enfermant par là dans ma condition de minorité. Ce qui implique un glissement inquiétant, car non seulement cela revient à dire que c’est l’autre qui m’identifie comme Noir (pour reprendre cet exemple), mais cela signifie que a) je ne le suis que dans les yeux de l’autre et que b) « être Noir » signifie quelque chose dans la tête de cet autre, quelque chose de plus que la simple énonciation d’une caractéristique physique sans importance. De « racisé » à « raciste », il n’y a qu’une lettre, qu’un pas.

 

Passons à présent à cette manie actuelle de préférer parler de « genre » plutôt que de « sexe ». Pudibonderie ? Sans doute faut-il chercher plus loin, car genre et sexe sont loin d’être synonymes dès lors que le  premier renvoie à une construction sociale et le second à un ensemble de données objectives – génétiques, hormonales et anatomiques – qui, dans l’immense majorité des cas, concordent pour former un homme ou une femme.

Le remplacement du « sexe » par le « genre » masque donc une volonté idéologique de négation du réel. Exactement de la même manière qu’on peut être « en situation de handicap » et « racisé » par une société qui est faite par et pour les Blancs valides, nous sommes tous scandaleusement « assignés » garçons et filles à la naissance par un corps médical et une Société qui ne conçoivent que la binarité des sexes et se moquent de la diversité des genres.

Il est évidemment tout à l’honneur d’une société démocratique de reconnaître le droit de chacun – et chacune, je le précise pour les malcomprenants – de s’émanciper peu ou prou des stéréotypes de genre. Mais affirmer que l’on n’est homme ou femme que par un acte d’assignation revient à nouveau à faire porter sur la Société une charge accusatoire démesurée, tout en récusant toute validité objective au sexe biologique.

Et c’est ainsi que se construit sous nos yeux un monde merveilleux où il n’y a plus ni handicapés, ni Noirs, ni sexes, mais qui fourmille de victimes du regard d’un Autre à la fois essentialisé et essentialisant.

 

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Publié dans Société

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