Huit ans après : Toujours Charlie…
Cette chronique a été publiée dans La Libre le 10 janvier 2023 sous le titre "Allez-y, racontez vos blagues débiles, lourdingues, salaces, graveleuses, sexistes, racistes, antireligieuses..."
C’était en 2015. Il y a 8 ans déjà. 8 ans que quelque chose a basculé. 8 ans qu’on réapprend à vivre avec l’idée qu’on peut mourir pour des idées. Et pas que de mort lente. Et pas que très loin d’ici, dans des dictatures ou des théocraties.
L’attentat islamiste contre Charlie Hebdo
Quand même, c’est pas bien de se moquer.
Quand même, on ne peut pas rire de choses qui pourraient blesser la sensibilité de quelqu’un, quelque part. Surtout si cette personne appartient à une minorité.
Parce que minorité, ça rime avec opprimé, avec stigmatisé, avec colonisé même, peut-être.
Alors oui, on peut rire. Évidemment. Mais il faut rire « avec », pas « de ». Jamais « de ». Sauf évidemment des vilains-méchants-dominants-mâles-blancs.
La vérité, c’est que vous êtes incapables de choisir entre deux sacrés : la liberté d’expression, et le respect du sacré d’autrui.
Or, l’irrévérence, l’irrespect, ne vous déplaise, font partie de la liberté d’expression. L’humour, même de mauvais goût, même graveleux, même très noir, même iconoclaste, même pas drôle, fait partie de la liberté d’expression.
Vous trouverez toujours quelqu’un que votre blague ne fera pas rire, et pire : qui se sentira blessé dans sa sensibilité. Parce que votre trait d’esprit sur les cocus tombe vraiment mal, pour lui qui vient d’apprendre que sa femme le trompait. Parce que votre blague sur ce croque-mort qui…, c’était vraiment pas le moment, pour elle qui vient de perdre sa maman. Parce que cette blague sur les handicapés, c’était marrant tant qu’il n’y avait pas un handicapé dans la salle, mais là, franchement, ça ne va plus.
Parce que le monde est plein de gens qui sont sujets de blagues pour d’autres, c’est comme ça. Les Belges pour les Français, les Suisses pour les Belges, les femmes pour les hommes, les cons pour les pas toujours tellement moins cons, les mal fichus pour les à peine un peu mieux fichus, et encore.
Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est précisément une des fonctions essentielles de l’humour : rire de ce qu’on n’est pas, pas encore, enfin on l’espère. Rire de ce qui nous fait peur, rire pour mettre à distance, rire pour ne pas pleurer.
Alors c’est vrai, tout le monde n’en est pas capable. Personne n’en est même capable tout le temps. Et moi-même, il y a des trucs que je ne trouve franchement pas drôles du tout. Mais quelle importance ? Je ne veux pas vivre dans une société aseptisée, où l’on n’admet plus d’être choqué, bousculé, ébranlé. Je ne veux pas que l’on puisse mourir pour des idées, mourir pour un dessin, mourir pour un roman.
Alors allez-y, racontez vos blagues débiles, lourdingues, salaces, graveleuses, sexistes, racistes, antireligieuses, irrespectueuses de telle ou telle sensibilité. C’est votre droit.
Et vous qui ne riez pas, acceptez de simplement ne pas rire. C’est votre droit aussi.
Mais acceptez que ça n’aille pas plus loin. Parce qu’après tout, il n’y a pas mort d’homme.
Parce que ne pas rire toujours, c’est le prix à payer si on veut pouvoir continuer à rire, toujours.
Je suis, je reste Charlie.
Et j’aimerais pouvoir dire à toutes les victimes des attentats de janvier 2015, comme Poelvoorde en 1992 dans « C’est arrivé près de chez vous » : « Reviens gamin, c’était pour rire »…