Lettre ouverte à ces amis de gauche qui s’inquiètent pour moi

Publié le par Nadia Geerts

Chers amis,

De plus en plus souvent ces derniers mois, je vous vois vous inquiéter charitablement de mon « évolution ». Je sens bien que vous voulez en réalité parler de « naufrage », et certains d’ailleurs ne se privent pas de le formuler en ces termes, soit en s’adressant directement à moi, soit, le plus souvent, en commentant abondamment auprès de tiers et sur les réseaux sociaux la moindre de mes publications. Certains, plus motivés encore, signent des pétitions réclamant ma démission ou me menacent de procès divers. Bref, je suis devenue, à vous en croire, infréquentable. Mon attachement farouche à la laïcité n’est que le cache-sexe de mon islamophobie, voire de mon racisme. Ma défiance envers le radicalisme propalestinien fait de moi une négationniste et une complice de génocidaires. Et de toute manière, ma critique du wokisme-qui-n’existe-pas m’a déjà disqualifiée comme intellectuelle prétendant penser le monde et affichée pour ce que je suis en réalité : une réactionnaire trumpiste soucieuse de préserver ses privilèges sans se soucier aucunement de justice sociale.

Vous me voyez, je le sais, comme la complice des pires régimes qui soient. Certes, les plus bienveillants d’entre vous m’accordent que je n’en suis sans doute pas consciente, mais la belle affaire ! On ne peut éternellement se réfugier derrière un misérable « Je ne savais pas », « Je n’ai pas voulu ça », comme nous l’apprend l’histoire.

 

Chers amis, comme je vous comprends !

Car moi aussi, voyez-vous, je m’inquiète pour vous. Oui, je dois bien dire que je me demande quelle mouche vous pique, quand je me remémore vos engagements laïques passés et vous vois encenser Mélenchon et honnir Caroline Fourest, alors que vous admiriez jadis les deux et que le discours de Fourest, lui, n’a guère varié. Je peine à comprendre comment, vous qui hier n’aviez pas de mots assez durs pour dénoncer les « barbus » dans les manifestations propalestiniennes, vous pouvez aujourd’hui vous afficher tout sourire à leurs côtés, alors que le discours desdits barbus n’a pas varié, si ce n’est peut-être pour s’afficher plus clairement encore pour ce qu’il est. Je vois mal en quoi cet universalisme que vous vantiez hier est devenu à ce point haïssable aujourd’hui, au point que ce ne sont plus seulement ses échecs que vous condamnez, mais ses fondements-mêmes.

Savez-vous que moi aussi, il m’arrive de voir en vous des complices de mouvances détestables ? De vous en vouloir de cet aveuglement qui mènera peut-être un jour au pouvoir des mouvances politiques que vous devriez haïr autant que moi pour leur incontestable caractère liberticide ? Moi aussi, je songe parfois qu’à ce moment-là, il sera trop tard pour que vous disiez « Je n’ai pas voulu ça ».

 

Mais voyez-vous, chers amis, malgré tous ces points communs qui, ironiquement, nous séparent, il y a une différence essentielle entre vous et moi : moi, je ne cherche pas à vous faire taire. Et pour deux raisons : d’abord, parce qu’à la différence de vous, je ne suis pas certaine d’avoir raison. Il se peut que je me trompe, que ce soit sur un point précis ou sur mon appréciation générale de la manière dont va le monde en général et notre société en particulier. Je sais qu’une conviction n’est pas une vérité, aussi fortement ancrée soit-elle.

Ensuite parce que je ne vous veux, à vous personnellement, aucun mal. Figurez-vous-même que parfois, je vous aime bien, malgré tout, alors que vous m’avez tourné le dos. J’aime votre sincérité, votre idéalisme, votre ferveur militante - toutes choses que je partage d’ailleurs. Je regrette seulement qu’ils s’accompagnent si souvent d’ostracisme à mon égard : car je considère notre désaccord comme légitime, et je tente donc de répondre à vos arguments dans mes livres, mes articles, mes conférences, comme je le ferais dans une conversation avec vous si vous me jugiez encore fréquentable. Je fais confiance à chacun pour considérer mes idées et les vôtres, et ensuite se forger son avis éclairé, en toute liberté et sans devoir d’ailleurs adhérer pleinement ni à votre point de vue, ni au mien. Et en ce sens, je m’estime moins liberticide que vous. Aussi, quoique vous pensiez, quoique vous fassiez, je continuerai à m’exprimer, comme je l’ai toujours fait, pour défendre les valeurs et principes qui me tiennent à cœur : la laïcité, l’universalisme, la liberté d’expression, l’égalité de tous devant la loi.

Et si un jour vous avez envie qu’on prenne un verre pour parler de tout ça, vous savez où me joindre.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :