Privilège blanc : le piège de la racialisation

Publié le par Nadia Geerts

Ma récente chronique[1] « L’œil de Marianneke » sur le « privilège blanc », écrite suite à ma découverte d’une étude » de Be Pax intitulée « Être blanc.he : le confort de l’ignorance », a suscité bien des commentaires sur les réseaux sociaux. J’ai donc voulu approfondir ici ce que je n’avais, faute de place, pu qu’esquisser dans cette chronique.

Sous le concept de « privilège blanc » semble bien se cacher une formidable confusion des genres, signe manifeste de la sensibilité de plus en plus grande de notre époque à tout ce qui, de près ou de loin, s’apparente à une inégalité - aussitôt considérée comme une injustice. Or, au risque de briser les rêves de certains, le monde n’est pas juste : il vaut mieux être jeune, beau et intelligent que vieux, moche et con. Et vouloir à toute force instaurer la justice risque fort de transformer le rêve en cauchemar totalitaire.

Tentons donc d’y voir clair dans toutes ces insupportables discriminations, inégalités de traitement et autres ruptures de l’égalité. En commençant par un petit rappel historique.

En 1789, la Révolution française sonne le glas de l’Ancien Régime et de ses privilèges. Désormais, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c’en est fini des privilèges qui étaient jusque là conférés à la noblesse et au clergé, de ce fait soustraits à la loi commune. Laquelle loi, désormais, vaut pour tous.

Évidemment, c’est encore très insatisfaisant. D’abord parce que le vocable « tous » exclut encore les « toutes » qui ne sauraient évidemment être citoyennes. Ensuite parce que le fait que la loi soit la même pour tous ne signifie pas encore qu’elle soit juste, nous y reviendrons. Enfin parce que l’égalité formelle n’implique pas nécessairement l’égalité réelle : autrement dit, l’égalité peut n’être que de pure forme, simple déclaration cosmétique non suivie d’effet.

Progressivement, l’exigence d’égalité va mener à l’abolition progressive de toute une série d’inégalités soit contenues dans la loi – entre hommes et femmes, entre nationaux et étrangers, entre hétérosexuels et homosexuels, etc. – soit non « réparées » par la loi. Alors que les droits-libertés, qui constituaient l’essentiel des droits de l’homme de première génération, proclament un certain nombre de droits dont les hommes bénéficient à égalité du simple fait que l’État ne les discrimine pas – en privilégiant une caste, une religion, un sexe,…-, les droits-créance vont, quant à eux, se donner pour objectif de compenser, par des mécanismes positifs, certaines inégalités que l’État maintiendrait en n’intervenant pas. L’accès aux soins de santé, par exemple, nécessite la mise en place d’une sécurité sociale sans laquelle l’égalité formelle de tous devant la loi resterait bien impuissante à produire une quelconque égalité réelle. La même logique est à l’œuvre lors de l’introduction, au Québec, des premiers « accommodements raisonnables » : l’exigence d’égalité de tous dans l’accès à l’emploi devait nécessairement s’accompagner de mesures spécifiques permettant aux personnes porteuses d’un handicap d’avoir une réelle chance d’insertion professionnelle, sur base de leurs seules compétences et sans que leur handicap puisse constituer un frein indépassable. L’obligation de prévoir une rampe d’accès aux personnes en chaise roulante illustre l’esprit de ces premiers accommodements raisonnables qui visaient exclusivement à rétablir une égalité de traitement en refusant, si l’on peut dire, d’être aveugles au handicap.

Làs, la logique interne des accommodements raisonnable a rapidement conduit à considérer la religion comme devant elle aussi justifier des adaptations dans le secteur de l’emploi, des services ou de l’école : à la prise en compte de l’impossibilité objective, pour une personne en chaise roulante, de gravir un escalier, a succédé la prise en compte d’une impossibilité cette fois toute subjective : celle pour l’employé juif de travailler le samedi, pour l’élève sikh d’entrer à l’école sans son poignard traditionnel, ou pour la musulmane voilée de retirer de son voile dans l’exercice de son métier de policière.

Et c’est ainsi que la logique française, arc-boutée sur son attachement à un État républicain et laïque, est peu à peu devenue incompréhensible pour un public anglo-saxon pour qui l’étalon de l’injustice n’est plus la discrimination directe – voulue par la loi -, ni même la discrimination indirecte – celle que la loi ne veut pas, mais produit par son absence de correction -, mais la discrimination ressentie. Car la loi, même lorsqu’elle est la même pour tous, même lorsqu’elle est fondée sur des exigences légitimes et peut à ce titre être considérée comme juste, induit des effets qui seront ressentis comme plus ou moins contraignants selon les individus. Aucune loi n’impacte de la même manière chacun d’entre nous, qu’il s’agisse de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, de celle de s’approprier le bien d’autrui ou de celle de s’adonner à la zoophilie. Dura lex, sed lex.

Et il en va de même de la vie en société, où la dénonciation du « privilège blanc », sorte de verso des « safe space », semble bien être la dernière manifestation de ce qu’il faut bien nommer une dérive égalitariste : désormais, à en croire Virginie Despentes, être blanche est un « privilège » qui se mesure de manière évidente au fait que « Je peux oublier que je suis blanche. Ça, c'est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l'humeur. » 

Et la question n’est évidemment pas ici de contester cette évidence : il est en effet certainement plus confortable, dans quelque société que ce soit, de passer inaperçu parce qu’on fait partie de la majorité, et donc d’être blanc en Europe, ou noir en Afrique. Tout comme être le seul garçon dans un cours de danse classique, ou la seule fille dans une formation de mécanicien, doit certainement être parfois pénible. Et ce n’est encore rien à côté des malheureux homosexuels, qui ne sont majoritaires nulle part, hormis bien sûr dans les bars et boîtes qui leur sont spécialement destinés.

Mais la dénonciation d’un « privilège » suggère la rupture du principe d’égalité, et donc exige, en toute logique, qu’il y ait réparation, ou compensation. Ce qui nous ramène à la distinction rapidement esquissée plus haut :

Le fait d’être Noir induit des discriminations directes lorsque, par exemple, un logement, un emploi ou l’entrée dans une boîte de nuit est refusée à une personne en raison de sa couleur de peau. De même lorsque la couleur de la peau induit des comportements, attitudes et propos racistes : l’autre est alors traité non pas en tant qu’humain semblable à tout autre, mais en tant que « personne de couleur » à qui est déniée l’égalité de traitement. Il y a là, de toute évidence, violation de la loi qui condamne toute discrimination en fonction de la prétendue « race ».

Il semble déjà plus difficile de prétendre que le fait d’être Noir induirait des discriminations indirectes, puisqu’il faudrait pour cela supposer que la loi, sous son apparence de justice, est en réalité faite pour les Blancs, ce qui semble hasardeux - à moins d’en revenir à des théories racialistes, voire racistes, qui essentialiseraient les individus en fonction de leur origine ethnique ou de leur couleur de peau.

Certes, dira-t-on, mais la société ?  N’est-elle pas pensée pour des Blancs, bien plus que pour des Noirs ? Et c’est sans doute en effet ce que dénonçait Rhokaya Diallo lorsqu’elle s’indignait de l’absence, dans le commerce, de sparadraps pour peaux noires… sauf qu’un tel produit avait bien été mis sur le marché, avant d’en être retiré faute de succès : le beige semblait finalement fort bien répondre à la demande des consommateurs de toutes carnations, qui se préoccupaient manifestement plus de protéger leur blessure que de la camoufler.

Il n’empêche que ce reproche fait à notre société d’être pensée pour semble en réalité pouvoir être décliné à l’infini :

Les cyclistes peuvent certainement reprocher à la plupart des métropoles d’être pensées pour les automobilistes.

Les végétariens songent certainement à maintes reprises, lors de n’importe quel moment convivial impliquant de la nourriture, que la société est décidément pensée pour les carnivores.

De nombreuses femmes pestent certainement en constatant à quel point les boutiques de mode proposent des vêtements semblant pensés pour des top models anorexiques de 18 ans.

Les enfants doivent apprendre à vivre dans un monde qui est globalement pensé pour les adultes, et les porteurs de handicaps divers dans un monde globalement pensé pour les personnes valides.

Et la gauchère que je suis peut témoigner de l’insondable privilège droitier, du nom de cette arrogante majorité pour qui le bec verseur d’un poêlon, le pied d’un vélo, le viseur d’un appareil photo ou les graduations d’une règle ou d’un pichet mesureur sont toujours du bon côté.

S’il y a un privilège blanc, il existe au moins autant un privilège automobiliste, un privilège carniste, un privilège beau, un privilège jeune, un privilège mince, un privilège hétérosexuel, un privilège adulte, un privilège valide ou un privilège droitier. Et bien sûr, il faut saluer toute initiative visant à supprimer ces « privilèges » que confère l’appartenance à la majorité. Mais est-il pour cela nécessaire de racialiser la question sociale – pour reprendre le titre d’une tribune[2] récente que j’ai cosignée – au risque de générer une sorte de « lutte des races » sur fond de confusion entre les véritables discriminations et certains ressentis inévitables dès lors que l’on appartient à une minorité ? D’autant que la réelle multiplicité des privilèges fait de chacun d’entre nous, à un moment ou à un autre, un privilégié, et qu’un privilège essentiel est par ailleurs totalement occulté par cette fixation préoccupante sur la « race » : celui que confère l’appartenance à un milieu socio-économique que l’on dit précisément privilégié,  en ce qu’il associe un certain confort matériel et la maîtrise du langage, porte d’entrée de la culture, dans toutes ses dimensions.

Par ailleurs, ne serait-il pas plus sage, pour chacun d’entre nous, d’apprendre à vivre avec le fait que la société n’est pas et n’a pas à être toujours et à chaque instant pensée pour nous accueillir, dans chaque composante de notre singularité ? Une citoyenneté véritablement responsable ne devrait-elle pas, dès lors, nous inciter à sortir du narcissisme pour distinguer une véritable discrimination du simple inconfort suscité par la conscience d’être minoritaire ?

Une dernière réflexion pour terminer : ce que vante finalement Virgines Despentes, n’est-ce pas en somme le confort de l’invisibilité conférée par la « blanchité » ? Mais si des « non-blancs », adeptes de l’intersectionnalité et autres woke, aspirent eux aussi à ce confort, ne révèlent-ils pas malgré eux leur adhésion à un idéal de société color-blind qu’ils prétendent par ailleurs refuser ? Le privilège de l’invisibilité pour tous, en somme ?

 

[1] https://www.marianne.net/agora/les-signatures-de-marianne/privilege-blanc-il-nest-meilleur-aveugle-que-celui-qui-ne-veut-pas-voir

[2] https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/la-racialisation-de-la-question-sociale-une-impasse-rendez-vous-le-20-septembre

 

Si cet article ou ce blog vous a plu, à vot' bon coeur !
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :