On interdit la cigarette, pourquoi pas le voile ?

Publié le par Nadia Geerts

Cet article a été publié dans La libre Belgique du 4 juin 2009, dans un face-à-face avec Radouane Bouhlal. Le titre est de la rédaction.


Pour Nadia Geerts (1), la question du port du voile à l’école s’inscrit plus largement dans celle de l’affichage de signes d’appartenance religieuse dans l’espace scolaire. Et en même temps, elle la dépasse indéniablement. Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec une quelconque intolérance.

 

À première vue, le voile est un signe religieux par lequel la femme ou la jeune fille – et parfois la petite fille – manifeste son appartenance à la religion islamique, comme d’autres recourent à d’autres « marqueurs » pour exprimer leur attachement à une autre religion.

Dans ce cadre, les opposants à l’interdiction des signes d’appartenance religieuse à l’école invoquent volontiers le droit de manifester sa religion ou sa conviction consacré par la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948, droit dont découlerait en quelque sorte l’obligation de laisser les élèves porter les signes extérieurs de leurs convictions.

Or, si l’on raisonne ainsi, prenant à la lettre le texte de la Déclaration, il serait tout aussi illégitime d’interdire aux élèves de prier dans l’enceinte des établissements scolaires ou de sécher les cours pour cause de fête religieuse.

On voit donc bien, par le biais de ce raisonnement par l’absurde, que le droit de manifester sa religion ou sa conviction ne saurait être compris comme un droit absolu.

Manifester sa religion ou sa conviction, en effet, peut se faire de quantités de manières. Et il est pour le moins curieux que certains se focalisent aujourd’hui à ce point sur le port de « signes » religieux. Ce qui importe manifestement, c’est de montrer aux autres, en tout temps et en tout lieu, de quelle foi on se chauffe. Avec tous les risques de fragmentation de la communauté scolaire en groupes convictionnels distincts que cela comporte. Dès lors que l’on ne vient plus à l’école en tant qu’élève, mais en tant que musulman, que Juif, que chrétien, ou en tant que socialiste, que libéral ou que communiste, on tend à transformer, volontairement ou non, l’école en « chambre d’échos des passions du monde ».

 

À cela s’ajoutent deux composantes du voile qui le différencient de la croix, de la kippa ou du poignard sikh par exemple. Il s’agit de ses dimensions sexuelle et politique.

Il y a en effet de toute évidence une dimension sexuée au voile, dès lors qu’il s’agit d’un signe dont le port est recommandé aux femmes, et à elles seules, et ce dans le but de dissimuler une partie de leur corps à la concupiscence masculine. Ainsi, pendant que les jeunes garçons musulmans ont toute liberté de déambuler en jeans et en baskets, comme tout adolescent de leur âge, c’est sur les filles, et sur elles seules, que pèsent le poids de l’affirmation religieuse « urbi et orbi », et, trop souvent, du contrôle social qui va de pair. Il y aurait en ce sens beaucoup à dire sur l’accusation portée par certains, en vertu de laquelle l’interdiction du voile est discriminatoire envers les jeunes filles musulmanes : n’est-ce pas plutôt une certaine interprétation de l’islam qui est, de fait, discriminatoire envers elles ? Et l’école, dans ce sens, a indéniablement un rôle essentiel à jouer pour que, au moins en son sein, garçons et filles soient libres et égaux.

 

Il est difficile, enfin, de passer sous silence la dimension politique du voile, dimension qui, si les jeunes filles qui le portent n’en sont sans doute pas conscientes, n’en est pas moins réelle. Le voile, en effet, a toujours été une manière, pour les fondamentalistes musulmans, de réaffirmer leur emprise sur le corps des femmes et, partant, sur leurs libertés. L’argument religieux peut par ailleurs être aisément déconstruit, dès lors que l’on sait que le voile était une pratique culturelle établie bien avant la naissance de l’islam. « Les femmes mariées n’[ont] pas leur tête découverte. Les prostituées ne [sont] pas voilées », proclamait déjà, au XIIè siècle avant notre ère, le roi d’Assyrie Teglat Phalazar 1er. En d’autres termes, si tant est que le Coran prescrive le port du voile pour toutes les musulmanes – chose qui est contestée au sein même de l’islam –, il n’a manifestement fait que reprendre une coutume préexistante et qui était conforme aux usages de l’époque. En quoi, dès lors, une coutume traditionnelle datant des premiers siècles et partagée par des êtres de religion différente devrait-elle obliger les jeunes filles du XXIè siècle ? De toute évidence, les femmes qui choisissent de porter le voile se soumettent non pas à leur religion, mais à une pratique culturelle archaïque et patriarcale que certains fondamentalistes religieux ont contribué, avec le talent qu’on connaît à ces gens-là, à sédimenter et à sacraliser.

 

Malgré tout ce qui précède, les tenants de l’autorisation du voile à l’école prétendent généralement vouloir lutter pour la liberté de « porter ou non le foulard à l’école ». Passons sur le doux euphémisme que constitue l’usage du terme « foulard » par les adeptes de son autorisation, comme si le centre du débat était un simple accessoire de mode. D’un simple point de vue pragmatique, il va de soi qu’il est impossible de défendre à la fois la liberté de porter le voile pour celles qui l’ont choisi, et celle de ne pas le porter pour celles qui y sont contraintes. Le règlement d’ordre intérieur d’une école ne peut en effet s’adapter à des situations particulières, sans quoi il ne serait plus un règlement. Autoriser le voile à l’école laisserait donc inévitablement sans recours ni protection les jeunes filles que leur milieu ou la pression sociale contraignent de porter le voile. En outre, arguer que le voile peut être un choix librement consenti néglige singulièrement le fait que les mineur(e)s sont, par essence, considérés comme incapables de porter des choix réellement libres et, partant, devant être l’objet d’une protection spéciale « afin d'être en mesure de se développer d'une façon saine et normale sur le plan physique, intellectuel, moral, spirituel et social, dans des conditions de liberté et de dignité. »[1]

Enfin, considérer qu’interdire le voile revient à exclure les jeunes filles musulmanes de l’enseignement repose sur un raisonnement casuistique, qui fait du voile un attribut consubstantiel à la jeune fille, et rendrait en toute bonne logique caduc tout règlement scolaire. Mais a-t-on jamais vu protester quiconque de ce que les règlements interdisant de fumer dans les bâtiments scolaires visaient en réalité à exclure les élèves fumeurs de la sphère scolaire ?

On le voit bien par cet exemple : en réalité, derrière les arguments de ceux qui défendent l’autorisation du voile à l’école se cache un raisonnement qui consiste à accorder aux prescrits religieux un surcroît de respectabilité par rapport aux autres choix, engagements et préférences des élèves.

Contre cette logique dangereuse, il s’agit de défendre l’accès égal pour tous à l’enseignement, dans le respect des lois et règlements.

 


[1] Déclaration des droits de l'enfant proclamée par l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies le 20 novembre 1959, Principe 2

(1) Nadia Geerts est agrégée en philosophie et initiatrice du Réseau d’Actions pour la Promotion d’un Etat Laïque (R.A.P.P.E.L.). Elle est l’auteur de « L’école à l’épreuve du voile » (Labor 2006) et a dirigé l’ouvrage collectif du R.A.P.P.E.L. « La Laïcité à l’épreuve du XXIè siècle » (Luc Pire 2009). Le R.A.P.P.E.L. a mené récemment une large enquête auprès des candidats aux prochaines élections afin de connaître leur positionnement en matière de laïcité. (http://rappel.over-blog.net/)

Publié dans Laïcité - religions

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