Eco, l'anthropologue culturel et le collabeur

Publié le par Nadia Geerts

Je lis en ce moment le dernier livre d'Umberto Eco, A reculons comme une écrevisse. Si beaucoup de ses chroniques concernent la politique italienne, il n'en reste pas moins que le livre est intéressant.

J'ai lu avec intérêt, notamment, le texte intitulé "Guerres saintes, passion et raison" qui, partant des célèbres propos de Berlusconi sur la prétendue supériorité de la civilisation occidentale, réfléchit à ce qu'il appelle la "confrontation des civilisations". Pour cela, Eco part de l'anthropologie culturelle, dont il rappelle fort à propos que sa tâche était de "démontrer qu'il existait des logiques différentes de celles des Occidentaux, qu'il fallait les prendre au sérieux, et non pas les mépriser et les réprimer. Tant que les Autres restaient chez eux, il fallait respecter leur manière de vivre (...)".

Et Eco de poursuivre en observant que "Le problème que l'anthropologie culturelle n'a pas résolu est de savoir ce qu'on fait quand un membre d'une culture dont nous avons appris à respecter les principes vient vivre chez nous".

Qu'est-ce à dire ? Non pas, bien sûr, qu'il est préférable que chacun reste chez soi - ce que disent les racistes de tous poils -, mais que l'immigration de masse que nous connaissons aujourd'hui suscite des questions auxquelles l'anthropologie seule ne peut répondre - ni même, serais-je tentée d'ajouter, le classique discours antiraciste fait de promotion de la tolérance et du respect - puisqu'il s'agit de définir désormais non pas de quelle nature doivent être nos rapports avec ceux d'ailleurs, mais comment fonder ici une société avec ceux venus d'ailleurs. Et pour cela, le respect et la tolérance ne sauraient suffire: "Réfléchir sur nos valeurs signifie également décider que nous ne sommes pas prêts à tout tolérer et que certaines choses, pour nous, sont intolérables"; dit Eco.

Je précise tout de suite qu'Umberto Eco est loin d'être un suppôt de Berlusconi, qu'il n'a de cesse de critiquer, et que sur la question du voile à l'école, par exemple, il se montre bien plus "tolérant" que moi, puisqu'il ne voit pas où est le problème à laisser ces jeunes filles le porter, si c'est ce qu'elles veulent. Dans un autre article, il estime qu'un lycée milanais a eu raison d'accéder à la demande de parents immigrés qui réclamaient pour leurs enfants une classe constituée uniquement d'élèves musulmans. C'est qu'Eco se veut pragmatique, et estime que si les principes sont une belle chose, il importe avant tout de se péoccuper des faits, et, en l'occurence, de ne pas risquer de priver des enfants de la possibilité d'étudier à l'école italienne. Umberto Eco parle donc de "négociation raisonnable" là où moi, je parlerais de déplorable capitulation devant un ultimatum ("soit vous créez une classe d'enfants musulmans, soit je retire mon enfant de votre école").

Revenons donc à nos moutons - sans qu'il faille y voir la moindre allusion aux égorgés du jour, en cette fête de l'Aïd... - et à ce qu'on a coutume d'appeler "intégration". Je suis tombée récemment sur un article d'un certain Marc-Edouard Nabe, intitulé "Les collabeurs" (1) et villipendant les "Bounty" - noirs dehors, blancs dedans - ces "colonisés dans l'âme", ces "esclaves volontaires qui participent à l’entreprise industrielle de désislamisation généralisée" que sont les "Arabes intégrés".

J'avoue que je ne comprends pas très bien. Non pas que la syntaxe de ce Monsieur Nabe, par sa complexité, me soit inaccessible; mais que veut-il au juste ? Pense-t-il que tenter d'islamiser à toute force la société française - ou belge, ou italienne - soit une entreprise de nature à favoriser l'intégration des populations immigrées ? J'entends déjà bondir mes adversaires: ouh ! j'ai dit "intégration" ! Encore un peu, je disais "assimilation" et c'en était fait de moi... Et pourquoi donc, d'abord, faudrait-il qu'ils s'intègrent, hein ?

Raisonnons comme Eco tout à l'heure, et privilégions les faits, et non l'idéal. Car les faits, c'est qu'on vit mieux dans le pays où on s'est installé, si on accepte de se plier à ses règles. L'intérêt de ceux qui ont choisi de quitter leur pays pour s'installer ailleurs n'est-il pas dès lors, de toute évidence, d'accomplir des actes aussi élémentaires qu'apprendre la langue, respecter les lois, s'informer des usages ? Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu'ils doivent se faire les parfaits petits soldats de l'ordre établi et s'interdire la moindre contestation au nom de l'intégration sacro-sainte.

Mais un musulman - puisque c'est d'eux que ce Monsieur Nabe parlait - qui arrive en Belgique (2) n'a-t-il pas en somme de quoi, si pas se réjouir, du moins être rassuré: sa religion est reconnue par l'Etat, il y a des mosquées, des cours de religion islamique, etc. Bien sûr, l'islam n'est pas religion d'Etat, et les lois belges ne sont en rien inspirées du Coran, mais est-ce si grave ? L'Etat de droit, la démocratie, les droits de l'homme, c'est pas mal non plus, non ? Et surtout, serait-il raisonnable de prétendre transformer le pays d'accueil en un Etat fonctionnant exactement comme celui qu'on a quitté, sans même parler des résistances évidentes que cette prétention engendrerait parmi la population d'origine ?

Bref, je ne comprends pas; je ne comprends pas ce qui pousse un Marc-Edouard Nabe à inciter ainsi les "Arabes" - terme ô combien inapproprié en l'occurence - à lutter contre "un islam aseptisé et intégrationniste". Ce que veut cet homme-là, de toute évidence, n'est pas l'harmonie, mais le conflit. Et voilà qu'Umberto Eco me revient, lorsqu'à l'occasion d'une réflexion sur l'organisation terroriste, il dit ceci: "(...) elle cherche à inciter le gouvernement à mener une répression hystérique, ressentie comme antidémocratique, intolérable et dictatoriale par les citoyens, déclenchant ainsi l'insurrection d'une vaste couche de "prolétaires ou sous-prolétaires désespérés", qui n'attendaient qu'une ultime provocation pour se lancer dans une action révolutionnaire".

Allez, là-dessus, bon réveillon et heureuse année.

 

(1) http://rachid-z.skynetblogs.be/post/4014572/les-collabeurs

(2) Nabe étant Français, je suis consciente de tordre un peu les faits. Mais même en France, l'islam bénéficie d'une certaine reconnaissance, qui est comparable à ce que je sais à celle dont bénéficie la religion catholique - hormis dans les départements d'Alsace-Lorraine.

Publié dans Laïcité - religions

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :