Ils sont trop forts…

Publié le par Nadia Geerts

La réalité aujourd’hui, c’est que face aux revendications de protection de la sensibilité des musulmans, beaucoup d’enseignants plient l’échine.

Certains parce qu’ils ont peur.

Certains parce qu’ils trouvent qu’en effet, il faut veiller à ne pas heurter les sensibilités.

Certains parce que tout simplement, leur discipline n’offre que peu d’occasion d’aborder les sujets qui fâchent.

De par les cours qui me sont confiés, de par les idées que je défends dans ma vie publique, je suis quant à moi en première ligne. Les questions de blasphème, de liberté d’expression, de séparation du politique et du religieux, de défense des valeurs démocratiques et de l’État de droit sont au cœur de mon enseignement. Et je me sens parfois bien seule, lorsque l’actualité met ces questions à l’agenda, comme lors des derniers attentats terroristes islamistes : 11 septembre, Charlie Hebdo, Hyper Casher, Bataclan, Musée juif, métro Maelbeek et aéroport de Bruxelles National, et maintenant la décapitation de Samuel Paty, le 16 octobre dernier.

Je me sens parfois bien seule, mais jusqu’ici j’en prenais mon parti. J’ai conscience que ma formation, mes combats militants, les cours que je donne, ma personnalité, mon parcours, tout cela me met à une place singulière que tout le monde ne peut pas occuper et n’a pas nécessairement à occuper.

Mais il y a quelques jours, tout a basculé.

Le meurtre abject de Samuel Paty m’a profondément atteinte, comme le symbole qu’il est d’une nouvelle gradation dans l’horreur et dans la terreur islamistes. Après la presse satirique, après la communauté juive, après la jeunesse libre et insouciante, voilà que c’est l’école républicaine qui est attaquée. Non pas par un tueur isolé et mentalement atteint, non. Par un fanatique religieux, certes, mais chauffé à blanc par des rumeurs criminelles, selon lesquelles l’enseignant en question serait « islamophobe ». Islamophobe… Le sésame, la fatwa, le feu vert, depuis un certain 7 janvier 2015, au déchaînement de la haine, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Alors, quand, naïve sans doute, j’ai posté sur la Page Facebook de mon école un #JeSuisSamuelPaty, j’étais loin d’imaginer susciter autre chose que des « like ». Dans mon esprit, il était évident, sans le moindre doute, que toute la communauté éducative allait se souder, proclamer son attachement unanime à la défense de notre mission : enseigner, susciter la réflexion, sans tabou, sans œillères, dans le seul but de former des esprits libres.

J’étais naïve. Mon post a certes suscité des réactions, mais leur teneur était tout autre que celle que j’avais imaginé : il s’agissait de me condamner, moi, parce que je n’étais jamais là pour dénoncer ce qui était fait aux musulmans, à Christchurch ou en Palestine. Parce que j’étais suspecte, de toute évidence, d’être islamophobe. Le mot était d’ailleurs écrit en toutes lettres, et d’autres commentaires me comparaient à Zemmour et à Fourest – comme s’il y avait le moindre point commun entre les provocations racistes d’un Zemmour et l’universalisme d’une Fourest ! – avant de conclure que je ne devrais pas avoir le droit d’enseigner. Ces commentaires, faut-il le préciser, étaient « likés » par d’autres étudiants ou anciens ; et le seul collègue à être intervenu pour condamner ces propos calomnieux s’est fait à son tour attaquer publiquement pour ses compétences professionnelles et opposer aux profs « aux bonnes valeurs ».

Je veux remercier ici ceux qui m’ont défendue. Ce collègue, bien sûr, mais aussi des étudiants, des anciens aussi, qui sont venus rappeler l’essentiel. Je reproduits ici une intervention particulièrement pertinente :« Réussir à transformer un rappel du décret neutralité et un hommage à un collègue en procès de deux enseignants (…). Bravo les gars, vous êtes trop forts ».

Et en effet, ils sont trop forts. Trop forts face à nous, qui sommes divisés. Car le fond du problème, c’est ça : plus le radicalisme islamique augmente, plus certains s’obstinent à dénoncer mon radicalisme. Il y a ceux qui ne sont même pas Samuel Paty, il faut le dire : ceux-là pensent que cette cause n’est pas plus importante ni plus juste qu’une autre. À la limite, ils trouvent les #JeSuisSamuelPaty corporatistes, donc suspects.

À côté de ceux-là, il y a bien sûr, ceux qui sont Samuel Paty. Mais pas avec moi, quand même, faut pas pousser… Les uns parce qu’ils ont peur, sans doute. Peur de s’afficher avec moi, parce que quand on voit ce que ça suscite, il vaut mieux rester au balcon, n’est-ce pas ? Certains l’ont exprimé : si n’importe qui d’autre avait publié pareil post, il n’aurait pas suscité ces réactions. Mais c’était moi…

Car en fait, c’est ma faute : je ne donne pas assez de gages, je suis trop engagée, mon style déplaît. Je devrais parler des migrants, du réchauffement climatique, des abeilles, que sais-je ? Quelque chose qui me rendrait enfin sympathique, au lieu de quoi je persiste à toujours taper sur les mêmes.

Inutile de tenter d’expliquer que je ne tape sur personne, qu’au contraire je lutte contre l’intégrisme religieux parce que je cherche le moyen de vivre ensemble sans que personne ne tape plus jamais sur personne au nom d’une conviction religieuse quelconque. Inutile de rappeler que nombre d’intellectuels musulmans ou de culture musulmane portent aujourd’hui une parole publique parfois bien plus virulente que la mienne, et qu’eux sont attaqués et menacés parce que traîtres à la communauté. Le problème n’est donc pas de savoir qui parle, mais ce qui est dit.

Ce qui est suspect, c’est la défense de la laïcité, en tant que telle. L’équation est tracée : laïque égale haineuse, et la haine appelle la haine. Voilà, la boucle est bouclée : la haine vient de moi, en fait. Me voilà sur la sellette, à moi de faire un effort, de me montrer plus tolérante, moins radicale.

Voilà donc où nous en sommes. Si j’étais passionnée par la protection des dauphins, engagée dans la question migratoire, si je faisais de l’alphabétisation ou du soutien scolaire, du macramé ou de la pêche en rivière, personne ne me reprocherait d’avoir un engagement, une passion ou une marotte. Mais la laïcité, c’est d’emblée suspect. On ne peut s’y engager qu’à condition de bien montrer qu’on n’est contre personne, qu’on aime tout le monde, que d’ailleurs on fait plein de trucs bien par ailleurs, comme s’il fallait s’excuser de cette fantaisie suspecte, comme on se disculpe d’aller au bordel en mettant une pièce dans le chapeau du mendiant, au sortir de l’église…

Aujourd’hui, je sais, avec certitude, que si demain j’étais agressée pour mes idées, certains – même parmi mes collègues ! - penseraient que c’est triste, sans doute, mais que je l’ai un peu cherché quand même. Qu’ils ont même essayé de me mettre en garde, pour certains, en m’incitant à être moins virulente, à mettre la pédale douce, mais que je n’ai rien voulu entendre. Parce que je suis comme ça, en fait : pas ouverte au dialogue, tellement sûre d’avoir raison, tout le temps…

Justement, c’est cette logique que je refuse. D’autant que si ça n’avait pas été moi, qui l’aurait fait ? Personne, probablement. Parce que personne n’a envie de s’engager dans une telle série d’échanges que celle que je viens de subir. Tout le monde préfère passer son dimanche en famille, et ne surtout pas s’attirer des insultes d’étudiants, qui s’apparentent parfois à une cible collée dans mon dos. Eh oui, être traitée d’islamophobe, par les temps qui courent, c’est un gros risque.

Quand allons-nous collectivement nous réveiller ? Prendre enfin à bras le corps ce problème, qui est que nous avons, dans nos écoles – car le problème est général -, de trop nombreux étudiants qui placent leur appartenance à l’islam au-dessus de tout le reste, et n’en supportent pas la moindre critique. Qui refusent même que l’on puisse établir un lien quelconque entre un enseignant décapité et l’islamisme – cette maladie de l’islam -, alors que depuis les attentats de 2015, nous assistons toujours aux suites de l’affaire des caricatures de Mahomet.

C’est cela qu’ils ne me pardonnent pas : oser dire que le tueur est islamiste, c’est déjà trop. Oser dénoncer cet acte barbare, ce n’est acceptable que si je dénonce aussi la situation en Palestine. Et face à eux, la plupart observent de loin, préférant ne pas se mouiller, exactement comme la plupart des médias ont préféré laisser Charlie Hebdo monter au front tout seul. Je les comprends. Comme je les comprends ! Mais moi, je ne lâcherai pas. Et parfois, j’aimerais être un peu moins seule. Pas par solidarité de corporation. Parce que c’est notre boulot à tous, après tout, de porter haut ces valeurs de liberté, d’État de droit, de suprématie de la loi civile sur la loi religieuse, mais aussi de défendre la portée émancipatrice de l’instruction. Nous, enseignants, sommes des passeurs de lumière, ne l’oublions pas. C’est aujourd’hui notre seule chance d’inverser le rapport de forces qui se joue devant nous. Avez-vous vu comme ils osent, comme ils se sentent forts ? Ils sont forts de nos faiblesses, et il est temps que collectivement, nous leur disions que leur place n’est PAS parmi ceux qui instruiront nos enfants demain.

 

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