La trahison de Lisa C.

Publié le par Nadia Geerts

"La trahison de Lisa C."  fut à l'époque publié dans la revue Politique sous le titre "Une journée de Lisa C.".
Merci à son rédacteur en chef, Henri Goldman, de m'avoir rappelé l'existence de ce texte et de m'avoir suggéré d'en faire quelque chose, 18 ans plus tard...
Bon anniversaire, Lisa C. !

 

C’était la fin de l’été. Je venais d’aller m’inscrire à l’école où je m’apprêtais à faire mes études supérieures, et j’étais ensuite remontée à pied vers le Mont des Arts, humant l’air et jouissant de ma liberté toute neuve.

J’avais derrière moi six années d’uniforme bleu marine, de collège catholique et de bonnes manières. J’avais, pour plaire à mes parents, fait de la figuration partout où il eut été indécent que je ne paraisse point, et même continué à fréquenter assidûment la messe, ce que personne à l’époque ne faisait déjà plus. J’avais rempli mon contrat, celui que j’avais arraché à ma mère un jour de révolte : à dix-huit ans, je ferais ce que je voudrais. D’ici là, je me tiendrais tranquille. Ni vagues, ni scandale. Je promis ce qu’on voulut.

L’année de mes dix-huit ans, j’étais en Angleterre, où mes parents m’avaient envoyée, fidèles en cela à la tradition familiale. J’étais censée étudier l’histoire de l’art, mais je mis surtout cette année à profit pour me dessaler un peu avec quelques gentils étudiants du cru que mon anglais malhabile charmait. Avec eux d’ailleurs, je ne parlais que fort peu, et comme ils croyaient plus galant, les présentations faites, de bredouiller le français que de m’astreindre à ânonner leur langue, je n’appris pas plus l’anglais en leur compagnie que sur les bancs d’université que je ne fréquentais point, me souciant comme d’une guigne de décrocher un diplôme dont je n’avais que faire.

Je m’étais jusqu’alors cramponnée à ce point à l’horizon : mes dix-huit ans, et il n’était plus question que je transige. Fini les rôles de composition, enfin j’allais être moi ! Je batifolai donc allègrement pendant quelques mois, avant qu’un télégramme venu de Bruxelles ne vienne sonner le glas de mon insouciance et me fasse comprendre qu’il n’était plus temps déjà de flirter, ou que du moins ce faisant, il me fallait assurer mon avenir. 

C’est dans cet état d’esprit, fait de frivolité mêlée de gravité, que je rentrai à Bruxelles, un jour de juillet, et que je me mis en chasse. Il me fallait d’urgence couper tous ponts avec ma famille, me rendre infréquentable au point que ce qu’ils appelaient leur sens moral – et qui n’était le plus souvent qu’un détestable respect de convenances n’ayant plus cours que chez eux ­– prenne définitivement le pas sur la désastreuse tendance à la charité chrétienne que leur avait transmise leurs ancêtres. Je n’avais pour cela que peu de temps : mon père était malade, et nul ne savait combien de temps encore les médecins pourraient prolonger son existence. Moi conçue, mon père et ma mère, pour ce qu’ils en montraient, ne s’étaient jamais plus témoigné qu’une attention polie, et je n’avais donc nul frère, nulle sœur vers qui dévier les regards et les espérances. Lui mort, tous se tourneraient vers moi, et c’était précisément ce que je voulais éviter.

Un raisonnement rapide me convainquit qu’il ne suffisait pas que je me rende odieuse. Je resterais leur fille chérie, on parlerait à mots couverts de la crise que je traversais et des difficultés que je faisais endurer à mon entourage, pendant quelque temps on me montrerait moins, mais jamais ils n’accepteraient de me renier totalement, au risque d’un scandale.

Non, il me fallait une tare venue de l’extérieur, quelque chose que l’on me pardonnerait certes, car on se devait chez eux d’être tolérant, mais qu’on ne pourrait accepter, jamais. Cette tare, je décidai que ce serait un mari.

Certes, le concubinage aurait profondément déplu. Mais il y avait dans le mariage quelque chose d’irrévocable – dans ma famille seulement : y avait-il quiconque ailleurs dans ce royaume pour raisonner encore ainsi ? – qui manquait à l’union de fait, et qui faisait que lui seul me garantissait une brouille véritable, et non une simple mise en suspens passagère.

J’aurais pu choisir une femme : j’aurais choqué à coup sûr en en épousant une, à une époque où ce qui était désormais coulé en loi ne l’était pas encore tout à fait dans les esprits, mais ces choix-là engagent pour longtemps, et je n’avais nulle inclination pour les créatures de mon sexe ; tandis que les hommes, ma foi, me plaisaient assez pour que je joue mon rôle assez convenablement et assez longuement pour y gagner ma liberté.

Mais quel homme choisir ?

C’est l’entourage de mon père qui, bien involontairement, me donna la clé. J’aurais un époux turc, ou marocain peut-être, musulman en tout cas. D’aussi loin que je m’en souvienne, les hommes et les femmes avec lesquels mon père tenait de longs et fréquents conciliabules, réunions de travail et autres colloques dans son majestueux bureau, se gargarisaient d’anti-racisme, de démocratie et de tolérance. Cependant, cela je le savais avec certitude, jamais ils n’accepteraient que le multiculturalisme pousse la porte de leurs salons feutrés, et que la succession de mon père à la tête de ce qu’il appelait en riant l’entreprise familiale soit assurée par une femme dont le mari – le continuateur avec elle de la précieuse lignée familiale – avait le cheveu crépu et priait Allah. Et mon père, hélas, les écoutait, comme il avait écouté avant eux son père, et avant cela son oncle, définitivement incapable de se forger seul une opinion sur un monde qu’il connaissait mal et comprenait moins encore. 

Il se plierait donc à leur avis – le moyen de faire autrement, d’ailleurs ? – me supplierait de renoncer à mon choix, par égard pour lui, pour l’entreprise familiale, pour ma mère qui se rongeait les sangs en invoquant la sainte vierge, et qui songerait par devers soi qu’elle non plus n’avait pas choisi, enfin pas vraiment, ou en tout cas trop vite, trop tôt, trop pressée par tous ceux qui la poussaient dans le dos. Je refuserais tout net, me drapant dans ma liberté toute neuve, et je ne serais même pas gentille, à quoi bon ? je n’avais rien à sauver, et je voulais tout perdre.

 

L’homme qui venait de s’asseoir sur le banc, à quelques pas de moi, paraissait songeur. Ou peut-être était-ce la cigarette, sur laquelle il tirait longuement, à intervalles réguliers, qui me donnait cette impression. J’avais toujours trouvé que fumer donnait l’air méditatif, et je fumais beaucoup lorsque qu’il me fallait résoudre une question délicate, certaine qu’ainsi je pensais mieux. Je m’assis à côté de lui, songeant qu’il venait de marquer son premier point : dans ma famille personne ne fumait, du moins en public, car ç’aurait fait mauvais genre. Et quant aux salons où l’on m’avait parfois admise, les dernières années, seuls les cigares y avaient droit de cité, dont l’odeur âcre et insolente m’écoeurait autant que la suffisance débonnaire de ceux qui les tenaient entre leurs doigts.

 

Je le saluai en souriant, et mon aplomb me surpris. Ma pauvre mère décidément ne m’avait rien appris, elle à qui vingt ans de mariage n’avaient pas réussi à faire lever tout à fait les yeux. C’était tant mieux : je n’avais rien à faire d’un tel héritage, dans le monde où je voulais vivre.

Il avait vingt-cinq ans peut-être, grand, bien bâti, yeux vifs, larges mains et sourire franc. Yeux sombres, teint mat et cheveux de jais, bien sûr, sans quoi je ne l’eus même pas remarqué. Mais celui-ci entrait parfaitement dans mes plans. De surcroît il me plut, et je songeai que ma foi, un mariage de raison pouvait être délicieux sans doute, pourvu que ce soit à sa propre raison qu’on se fie.

Il faisait beau, le soleil incitait au bavardage léger, et bientôt nous riions ensemble, parlant gaiement de tout et de rien. Je lui parlai de l’Angleterre, des pubs, du campus où je logeais. Il raconta sa famille, sa culture, son métier. Il n’était pas pratiquant, à peine s’il croyait en un dieu qui nous aurait créés, mais qu’importait après tout ? Il fréquentait la mosquée, par respect pour sa mère qui n’eut jamais compris qu’il ne le fît point, et cela suffirait à le rendre inépousable aux yeux des miens, ce qui était en somme tout ce que j’attendais de lui. 

Lui s’appelait Rachid, et je décidai que je serais, pour lui comme pour les autres, Lisa, au nom de la ferme résolution que j’avais prise de n’être jamais plus ce qu’on attendait de moi. Même s’il me fallait pour cela recourir au mensonge.

 

Le soleil déclinait sur l’horizon lorsque nous nous levâmes, le gosier sec et les yeux brillants. Nous fîmes quelques pas, engourdis et heureux, et c’est au pied de la statue qu’il m’enlaça soudain.

Tandis qu’il m’embrassait et que, tout à la fois émue, rieuse et goulue, je lui rendais son baiser, je pris le temps de jeter un coup d’œil vers le ciel. Là haut, plusieurs mètres au-dessus de moi, se découpait sur le ciel bleu le visage de mon arrière-arrière-grand-père : Albert Ier, roi des Belges.

 

Nadia Geerts

Publié dans République, Société

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