De l’immixtion du religieux dans la sphère politique

Publié le par Nadia Geerts

Ce texte a été publié le 25 juillet 2023 dans la rubrique "J'assume" de La Libre.

En 2020, la Cour constitutionnelle belge, dans un arrêt majeur, consacrait cette logique typiquement belge selon laquelle il existe plusieurs conceptions de la neutralité, qui sont également légitimes et entre lesquelles la Cour n’a donc pas à trancher. Si cet arrêt sonnait à l’époque comme une victoire pour la Ville de Bruxelles, qui voyait ainsi confirmé son droit d’organiser un enseignement supérieur totalement neutre, dans lequel le port de signes convictionnels est interdit aux étudiants, dans la réalité, c’est la seule interprétation « inclusive » de la neutralité qui progresse à grands pas, toute politique visant l’interdiction des signes convictionnels, pour quelque raison que ce soit, devenant de plus en plus inaudible et moralement condamnable aux yeux des tenants du « progrès » et de « l’inclusion ».

Ainsi, on apprenait récemment que l’échevin molenbeekois Jef Van Damme (Vooruit) étant appelé à une fonction de fonctionnaire dirigeant à la Commission communautaire flamande de Bruxelles, il serait remplacé en septembre 2023 par  une nouvelle échevine, Saliha Raiss, qui siégeait depuis 2018 au Conseil communal et assumera désormais les compétences des Travaux publics, des Biens communaux, de l’Accueil des enfants et de l’Enseignement néerlandophone… et qui porte le voile.

En quoi est-ce un problème ? demanderont certains, qui invoqueront comme d’habitude le droit de s’habiller comme on le souhaite, l’importance de ce qui est dans la tête et non dessus, ainsi que l’absurdité qui consisterait à attendre des élus qu’ils apparaissent comme neutres, dès lors qu’ils ont précisément été élus sur base de leurs convictions.

Ce dernier argument, cependant, me semble mériter un examen plus attentif.

En effet, dans les assemblées politiques, il est sain que les représentants soient élus sur base de leurs opinions politiques. Mais il l’est déjà moins qu’ils le soient sur base de leurs convictions religieuses… à moins bien sûr que ces dernières aient un impact direct sur leurs convictions politiques, ce qui devrait alors être mis en avant de manière claire, comme lorsque des partis politiques se réclament ouvertement du catholicisme ou de l’islam. Ces religions deviennent alors des sources d’inspiration politique assumées, et il est sain que cela se sache. Mais tel n’est pas le cas ici.

De plus, en devenant échevine, Saliha Raiss passera du conseil communal, où elle représentait son seul électorat, au collège communal, où elle aura une fonction exécutive. Dès lors que le collège des bourgmestre et échevins répond en justice à toute action intentée contre la commune ou par celle-ci, il est clair que le collège représente la commune, et non les seuls électeurs de chacun des membres du collège. Et, cerise sur le gâteau, cette échevine aura dans ses compétences l’accueil des enfants et l’enseignement. C’est donc elle qui sera chargée de veiller à ce qu’une stricte neutralité d’apparence soit respectée par ceux qui auront la charge de l’accueil et de l’instruction des enfants molenbeekois.

Comment ne pas voir qu’il est problématique, dès lors que l’on détient une parcelle de l’autorité publique, de ne pas être soi-même soumis aux règles qu’on est chargé de faire appliquer ?

Dans son avis du 12 mai 2022 sur la proposition d’ordonnance « LIGNE » (« Libertés Individuelles Garanties par la Neutralité de l’État ») déposée par les députés Daniel Bacquelaine et consorts, le Conseil d’État avait estimé que l’exigence d’une apparence extérieure neutre constituait un objectif légitime « du moins pour les agents des pouvoirs publics qui exercent des fonctions « susceptibles de mettre en cause la neutralité de l’autorité ou de donner lieu à une perception erronée à cet égard. »

N'est-on pas ici très précisément dans ce cas de figure ?

Ces dernières décennies, on assiste à une recrudescence de l’immixtion du religieux dans la sphère du politique. Alors que les derniers prêtres et religieuses siégeant dans des assemblées politiques avaient renoncé à afficher leur appartenance confessionnelle, précisément pour marquer la séparation entre leurs engagements spirituels et politiques, le religieux se réinvite, très généralement par le biais du voile islamique. Dans ce contexte, la récente décision de nos voisins français constitue une réponse intéressante : en imposant depuis 2018 aux députés une tenue vestimentaire neutre, le bureau de l’Assemblée nationale entendait en effet rappeler que « dans l’hémicycle, l’expression est exclusivement orale », et que la tenue des députés ne saurait donc être le véhicule de l’expression d’une quelconque opinion. Une mesure qui viserait tout autant le député français LFI Jean-Luc Mélenchon, qui lors d’une séance où était abordée la question du pouvoir d’achat, avait exhibé un sac de courses contenant un paquet de pâtes et de la sauce tomates, que le député belge Vincent Decroly (indépendant) qui avait été expulsé manu militari de la Chambre en 2002 parce qu’il portait un t-shirt blanc et une casquette sur lesquels figurait le slogan Un autre monde est possible. Une exclusion dont curieusement, nul ne s’était ému à l’époque.

Les assemblées politiques, lieu de débats politiques, autant que possible préservés de tout ce qui n’est pas « débat » et de tout ce qui n’est pas « politique ». Ne serait-ce pas, finalement, une manière de rappeler le sens profond du politique ?

 

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